top of page

Mon expérience du nu,

 

Je vis dans ce corps.

Un corps que je haï, que je tolère à peine.

Si mon corps savait écrire ou parler, son témoignage serait au plus juste et au plus proche de ce qu’a été, est, et sera (certainement ?) ma vie.

Mais ce sont les reliefs osseux, les plis de ma peau, la couleur de mes mains, l’expressivité de mon visage, la matière de mes cheveux, la cartographie de mes veines, le rythme de ma respiration et les battements de mon cœur, dont l’aspect fait office de témoignage.

15 ans, 15 ans déjà que je me sens à l’étroit…

Anorexie maladie, anorexie symptôme, je ne sais plus. Qui de la poule ou de l’œuf ? Quelle importance au fond si cela ne conditionne pas ma guérison ? En perdant du poids je ne savais pas vraiment ce que je recherchais. Un mieux ? Mieux comment ? Mieux pourquoi ? Je me détestais. Je me déteste toujours. Ce corps m’encombrait.

Je mange comme un rituel obligatoire et j’aime ça, manger. Mais l’anorexie me préfère maigre, c’est comme si je cherchais à disparaître. La restriction comme un non-sens, une absurdité de plus. 20kg de moins et puis quoi ? Fonte graisseuse et musculaire, os saillants maladifs comme la preuve ultime de mon mal-être. Etait-ce nécessaire ? Anorexie addiction ? Droguée par la perte, toujours plus. Anorexie comme un suicide lent ? Anorexie comme un appel à l’aide ? Anorexie comme une manière d’exister, de me différencier ? Anorexie comme une nouvelle performance ? Ai-je satisfait ton égo ? L’esprit et le cerveau gambadant d’un côté, le corps trop encombrant, abandonné. Je souhaiterais soigner ce corps mais il est déjà tellement abîmé que je peine à trouver la force de continuer. C’est ce même corps qui peine à grimper quelques marches, qui suffoque d’avoir couru pour attraper le tram, et crie de douleur quand mes ischions rencontrent la dureté d’une assise. Aujourd’hui je ne l’accepte toujours pas, pourtant je lui dois tellement ! Je lui dois d’être en vie. En le maltraitant j’ai fini par comprendre son utilité, de ses fonctions les plus vitales à ses rôles les plus secondaires. Moi qui voulais guérir mais sans prendre de poids, quelle absurdité !

Mon sourire au coin dissipe bien des malaises quand les regards se posent sur mes jambes faméliques. Je lis parfois de la pitié, d’autres fois de l’animosité comme si j’étais seule responsable de ce qui m’arrivait. Ma vie sociale est réduite à néant et la tristesse est omniprésente.

Mes amis, je leur écris beaucoup. Quand nous nous voyons j’essaie de sourire et de ne pas peser trop lourd pour qu’ils ne se lassent pas de moi. Je tiens tellement à eux. C’est ce qui arrive quand notre vie ne tient qu’à l’espoir que les autres nourrissent pour nous, à notre place.

 

J’ai mon cocktail à moi, mon cocktail médicamenteux. Le cocktail me fait un peu de bien. Il me permet de survivre à ma journée : se lever, prendre un café, aller en stage, rire et sourire, manger, travailler, remanger, dormir, recommencer.

L’anorexie plante ses ongles dans la chair de mes cuisses, elle n’aime pas être contrariée. Il faut compenser, peser, culpabiliser, et conserver cette psychorigidité.

L’anorexie et la dépression perdent souvent leur sang-froid. Elles m’accusent d’être infidèle lorsque mes idées noires s’estompent. Alors elles m’enveloppent d’un grand voile noir, menacent de sortir les ciseaux, m’appellent à la restriction et à l’isolement et me somment de (re)plonger toujours plus bas. Le but ultime : l’asservissement, anesthésier mes émotions, mes sentiments, et ôter ma capacité à raisonner.

 

J’appelle au secours « juste cette fois-ci ». Je veux disparaître pour de bon et complétement mais le corps ne lâche pas et ce foutu cerveau n’échafaude aucun plan. Il est impassible, il attend. Je suis l’esclave de pensées obsessionnelles et de terribles rituels. J’observe mon corps se transformer mais sans vraiment l’habiter. Je suis comme dissociée, éternelle insatisfaite d’efforts qui n’ont pas payé.

 

J’aime à croire que je suis condamnée pour justifier mes tout petits progrès. L’espoir qui m’a porté me fait aujourd’hui défaut. J’en ai conscience, c’est un premier pas. Premier pas comme pas de fatalité, ni de destin tout tracé. J’ai voulu et je veux encore mourir et abandonner. J’y pense encore souvent, trop souvent. Comment pourrait-on me blâmer ? La chronicité m’a épuisée. Pourquoi moi ? Pourquoi ne suis-je pas la patiente modèle, celle qui sait guérir facilement et rapidement ? Peu importe, ressasser le passé ne m’a jamais aidé. Je ne crois plus aux miracles et je vois cette prise de conscience comme un progrès. Plus de promesses vaines, plus d’objectifs inatteignables. La maladie m’a appris la modestie. Si un peu d’optimisme fait son apparition je l’accueille à bras ouverts. J’ai le droit au bonheur moi aussi. Les envies s’en sont allées mais j’ose espérer qu’elles reviendront.

 

Quel fonctionnement extraordinaire que celui du corps humain ! Une cellule et ses voisines comme une entité unique, un être à part entière, moi ! Cellules qu’il faut nourrir, énergie qu’il faut fournir. Cellules dansantes, cellules chantantes, cellules attirantes, cellules trépignantes. Que de perspectives, que de promesses de vie dans cette reprise de poids. Pourquoi n’aurais-tu pas aussi le droit de vivre, d’être aimée, d’être appréciée, peut-être même touchée.

 

Ainsi donc, mes très chers comportements alimentaires problématiques, je sais que vous tous, individuellement, pensez avoir été désignés par la sacro-sainte anorexie maladie comme indispensables à mon confort mais je vais vous faire une confidence : « vous êtes encombrants, inutiles, ridicules et absurdes ». Je vous prierai donc de bien vouloir déguerpir au plus vite pour favoriser mon retour à la vie.

 

Confiance en soi, estime et amour, je ne suis pas une si mauvaise personne après tout.

Eva

bottom of page